L’architecture en mode coop

Publié dans le magazine Esquisses, octobre 2022On peut lire l'article ici.

«?Coopérative en devenir cherche membres.?» C’est par cette annonce publiée en 2015 par deux architectes que l’aventure de la coopérative Pivot a commencé. L’annonce a permis d’attirer une centaine de personnes à une soirée d’information. Deux ans plus tard, la première des deux seules coops d’architecture au Québec prenait son envol.

«Le mode coopératif collait déjà à notre façon horizontale et pluridisciplinaire de travailler; la prise de décision se faisait déjà collectivement lorsqu’il nous arrivait de collaborer à divers projets?», relate Egest Gjinali, architecte, qui a cofondé Pivot avec l’architecte Colleen Lashuk.
Fondée en novembre 2017 à Montréal, cette coopérative de travail compte sept membres, dont trois architectes, et sept personnes d’autres professions (urbanisme, génie, architecture du paysage, etc.) qui ne sont pas membres de la coop.
Dans le monde coopératif au Québec, il existe également des coopératives de solidarité, de consommation, de pro­duction… Une coopérative de travail est fondée et gérée par les membres du personnel. Les rapports de pouvoir et les responsabilités de chacun et chacune sont définis dans les documents de régie inter­ne. Chaque membre de la coop détient un vote à l’assemblée générale?: c’est la démocratie coopérative.
Le mode coopératif n’était pas inscrit sur les formulaires de l’OAQ avant que Pivot voie le jour. «?Au départ, l’Ordre s’interrogeait sur nos motivations, mais une fois le concept démystifié, il est devenu notre allié. Nous avons en quelque sorte ouvert la voie aux futures coops d’architectes?», reprend Egest Gjinali.

Une autre approche

Les membres de Pivot étaient tous et toutes travailleurs et travailleuses autonomes et rejetaient le moule traditionnel du cabinet. «?Nous voulions partager la responsabilité de l’entreprise?», explique Egest Gjinali.
Le groupe a suivi une formation de Réseau Coop, un organisme qui aide à la mise sur pied de coopératives. «?Au début, nous rêvions de changer le monde, commente-t-il. Notre rêve collectif s’est finalement concrétisé par un meilleur équilibre entre le travail et la vie privée, où chacun a son propre horaire.?»
Toutes les décisions se prennent lors d’une réunion hebdomadaire… et elles ne sont jamais unanimes?! Une situation étonnamment appréciée par les membres aux origines, visions et âges différents. La prise de décision est donc plus lente que dans un cabinet «?normal?», mais elle est plus solide, car la discussion permet à tous et toutes de se rallier à chaque décision. «?Nous nous entendons sur la gestion de l’entreprise, mais pas nécessairement sur la vision architecturale ou esthétique, poursuit Egest Gjinali. Nos sensibilités divergent. C’est un chantier qui n’est pas terminé…?» En revanche, chaque membre a la conviction d’avoir un rôle actif à jouer en ce qui concerne l’avenir de la coop.
Au début, la rémunération des membres était calculée au prorata des heures allouées aux projets en cours. Aujourd’hui, la coopérative verse des salaires et des sommes additionnelles en fonction d’une banque d’heures ajustée trimestriellement.
L’équipe de la coopérative d’architecture Hauteur 233.De gauche à droite : Sophie Boulianne, Pierre-Alexandre Rhéaume, Jean-Nicolas Pitre, Luc Arsenault et Omar Nevarez Morlet. Photo : Félix Audette
«?Nous avons créé de la stabilité pour nos membres, poursuit l’architecte. Nous en avons désormais les moyens, d’autant plus que nous n’avons jamais emprunté pour lancer la coop, ce qui aurait ajouté de la pression sur nos finances.?» La grille salariale est connue des membres, car elle est adoptée en assemblée générale et varie selon la formation, l’expérience et le type de poste. Et pour respecter les obligations déontologiques, chaque projet a son architecte en chef, qui signe et scelle tous les plans finaux.
Pivot a développé une solide expertise dans les projets d’économie sociale (80?% de sa clientèle). Elle a conçu des bureaux, des coops d’habitation, des bâtiments communautaires, des centres d’accueil pour sans-abri, des studios d’artistes et même une microbrasserie coopérative.

La hauteur du mont Royal

La Ville de Montréal interdit la construction d’édifices au-delà de 233 ?m, soit la hauteur du mont Royal. Cette marque symbolique a inspiré l’équipe fondatrice de Hauteur?233. Cette coop de travail établie dans la métropole compte cinq membres (dont deux architectes) et cinq personnes non membres.
«?Nous voulions travailler de manière horizontale, en accord avec les valeurs coopératives, déclare Jean-Nicolas Pitre, architecte et cofondateur. Nous avons interrogé les gens de Pivot sur leur fonctionnement, qui représentait un fit naturel pour nous, tout comme la volonté de travailler sur des projets sociaux.L’Ordre nous a accompagnés jusqu’à notre lancement, en juin 2019.?»
Parmi les attraits de ce type d’organi­sation?: une coopérative survit au départ d’un ou d’une membre en rachetant la part sociale de cette personne à sa valeur d’émis­sion. Dans un cabinet classique, le rachat des actions d’un associé ou d’une associée qui quitte l’entreprise ajoute un poids financier. «?Pas besoin d’échanger des actions à fort prix lorsqu’un associé arrive ou quitte l’entreprise?», explique Pierre-Alexandre Rhéaume, architecte et cofondateur.
Transparence, honnêteté, égalité, démocratie, projets à impact social?: ces valeurs sont importantes pour la jeune génération. «?Actuellement, il y a un retour au mode coopératif, très populaire dans les années?1970, reprend Jean-Nicolas Pitre. Pour les jeunes, il est important que chacun ait son mot à dire. C’est un rapport à l’emploi qui est totalement différent. Et, depuis le lancement de l’entreprise, nos décisions ont toutes été unanimes, tellement qu’on en fait des blagues?!?»
Pierre-Alexandre Rhéaume précise que le choix des projets fait l’objet d’une décision collective; la gestion de l’entreprise est aussi une affaire de groupe. Les membres architectes disposent en outre d’un droit de veto sur tout ce qui est lié à la déontologie et à la réglementation professionnelles. «?Même si tout le monde donne son opinion, chaque dessin est contrôlé et approuvé par les deux membres architectes?», ajoute-t-il.
Plus de 80?% des projets de Hauteur?233 sont résidentiels. Les membres préfèrent les petits immeubles, car on peut discuter directement avec les personnes qui les habiteront et ficeler le travail en quelques mois?: «?Nous ne gagnerons peut-être pas de concours d’architecture, mais nous améliorons des milieux de vie. C’est très gratifiant?», explique-t-il.
Hauteur?233 veut grandir, mais n’attein­dra jamais une trentaine de membres. La coop est rentable, n’a aucune dette, mais ne verse pas encore de ristourne (l’équivalent du dividende dans le monde coopératif). «?Nos premiers contrats ont payé les ordina­teurs, confie Pierre-Alexandre Rhéaume. Aujourd’hui, nous avons le luxe de sélectionner nos projets.?»

Un modèle d’affaires légitime

«?Nous avons choisi une dynamique d’ouverture quand nous avons reçu Pivot, soutient Patrick Littée, directeur de la pratique professionnelle à l’OAQ. Du moment que les cabinets coopératifs respectent la déontologie, qu’ils se conforment à la réglementation professionnelle et qu’ils sont couverts par le Fonds d’assurance, nous considérons que le modèle d’affaires est légitime. Avant d’accepter la forme coopérative, nous avons interrogé d’autres ordres professionnels, qui n’ont relevé aucune irrégularité avec leurs propres coopératives.?»
«?La forme coopérative ne nous inquiète pas?», conclut-il.
Précédent
Précédent

Décès de l’Ahuntsicois André Chagnon (1928-2022), fondateur de Vidéotron

Suivant
Suivant

L’héritage de la modernité : une influence qui perdure